samedi 3 juillet 2010

La première fois

.................... le moment de l'Indescriptible Angoisse ........................

Nous avons réalisé notre première traversée nocturne par une nuit sans lune. Nous avions quitté Port-Cros en fin d'après-midi, en faisant cap sur la Corse. L'appréhension a commencé son travail bien avant le coucher du soleil; j'avais le ventre noué, la langue pâteuse et le plus grand mal à m'exprimer. Susanna quant à elle bavardait comme si de rien n'était. J'ai suivi la course du soleil jusqu'au crépuscule, dans un compte à rebours silencieux, angoissé. Quand les dernières lueurs du jour se sont dissipées à l'horizon, j'ai eu une attaque de panique. J'avais l'impression de me trouver au bord d'un gouffre immense...

Tout en essayant de contenir mon émotion, je dis à Susanna, en articulant du mieux que je peux:

- C'est tout de même impressionnant...
- Sta zitto! me coupe-t-elle. J'essaie de ne pas y penser...

Je découvre soudain que nous sommes dans le même état d'esprit: deux créatures diurnes effrayées par la perte progressive de tous leurs repères, bravant l'obscurité totale, immense, qui est sur le point de les engloutir.

Puis, tout doucement, tout a basculé.

D'abord, Vénus scintillante apparaît à l'horizon, là où le soleil vient de disparaître. C'est ensuite au tour des principales constellations, qui en quelques traits dessinent la carte du ciel. Dix minutes plus tard, la nuit grouille d'étoiles. Je me mets à chercher l'arc d'Orion, la constellation qui d'instinct attire toujours mon regard. Mais Orion passe ses étés ailleurs. Finalement, je me raccroche à Castor et Pollux. Mon angoisse se dissipe lentement. Nous ne sommes plus "nulle part" - nous sommes "quelque part" - peu importe où exactement - et ce "quelque part" est connecté (par un lien ténu, subtil, mais essentiel) à la présence à bâbord, au dessus des barres de flèche, de Castor et Pollux. Je dois au faible éclat de ces deux petites étoiles pourtant situées à des milliers d'années lumière, d'avoir rallumé en moi la flamme vacillante de la certitude; elles m'ont sorti du néant où, quelques instants plus tôt, je me voyais sombrer.

Petit à petit, une magie très puissante commence à opérer, une magie "vitale", foisonnante, hallucinante: les créatures phosphorescentes qui s'agitent dans le sillon du bateau, que je pense être du plancton et qui ressemblent à des méduses tourbillonnantes, les navires croisés au milieu de la nuit qui, avec leurs mille feux, surgissent de nulle part comme des vaisseaux spatiaux, les étoiles qui semblent s'être rapprochées de nous comme des araignées lumineuses suspendues à leur filament de soie. Ciel et mer ont disparu - nous avons l'impression de flotter dans l'éther. Une bande dessinée me revient à l'esprit: Valérian. Je me souviens de Valérian en costume d'astronaute, dérivant dans l'espace en rêvant de Lauréline... Valérian et le vieux chaman Don Juan Matus: voilà à qui j'ai pensé aux cours de cette première nuit en mer.

Après une semaine, nous avons commencé à naviguer toutes les nuits: pour éviter la canicule de la mi-journée, pour gagner du temps, et surtout, parce que nous y avons pris goût.


On effectue d'habitude sa première navigation de nuit en compagnie d'un marin expérimenté; une manière de ne pas se lancer seul dans l'inconnu. A quelques mesures de sécurité près, il n'y a pourtant pas de technique particulière à connaître. Mais naviguer de nuit n'en requiert pas moins une initiation - c'est une initiation. Cette perte progressive des repères, cet obscurcissement des sens, dont on ne sait pas, la première fois, où et quand il va s'arrêter et si l'on sera encore capable de contrôler le bateau lorsqu'il aura entièrement disparu, c'est comme l'approche de la mort, une angoisse indescriptible.

Pour un baptême en solitaire, je conseillerais plutôt une nuit de pleine lune.

Rarement l'inconnu m'était apparu aussi effrayant, ni le monde qui m'attendait de l'autre côté du miroir, aussi merveilleux.