lundi 6 août 2012

Au diable les bavards!

Salvador Dali - Le Spectre du Sex Appeal (Cadaquès - 1934)
A l'arrière-plan, le Cap de Creus
Si descendre dans les Baléares, le vent dans le dos, est une partie de plaisir, remonter le golfe de Lion avec la tramontane dans le nez est une autre paire de manches. En cause, le Cap de Creus dont le relief déchiqueté se dresse dans le prolongement de la chaine pyrénéenne, à la frontière franco-espagnole, et dont les hauts-fonds lèvent une houle énorme par vent du nord-ouest. Le Cabo de Creus, c'est la brute de la cour de récréation qui vous attend à la sortie de l'école, planquée derrière un mur, pour vous casser la gueule. Tout le monde y a laissé des plumes, un jour ou l'autre. Raymond est parti à la rescousse d'un collègue qui y avait retourné un trimaran. Erwan y a couché son ketch de 19 tonnes! Couché!

A Sète, on ne parle que de lui: c'est notre Cap Horn.

Or le Cap de Creus, cela faisait des semaines que j'y pensais, jour et nuit. J'y pensais même avant notre départ, au mois de juin. J'ai longtemps parlé avec Raymond de la marche à suivre si l'on était surpris par la tramontane au large du cap, planifiant notre retraite, heure par heure. Il reste que l'essentiel, dans cette affaire, est d'avoir une bonne météo et de ne pas surestimer ses capacités d'endurance.

Depuis cinq jours, donc, j'épluchais les bulletins météorologiques tous les matins, guettant le moment propice, la "fenêtre" de 48 heures qui nous permettrait de rentrer à Sète par la route directe. Elle s'est ouverte mercredi matin à 11h, au café de Fornells. Deux heures plus tard, nous étions partis. Toutes mes sources nous promettaient 24 heures de sud-ouest suivies de vents variables. Ce n'est qu'au bout de 48 heures, après la "bascule", que le mistral devait faire son retour, virant au nord-ouest dans l'après-midi de vendredi. C'était juste, mais suffisant pour rentrer à Sète.

Nous étions partis depuis quatre heures et Minorque commençait à disparaître à l'horizon lorsque, m'aprêtant à éteindre le portable, je constatai qu'il restait un peu de réseau et décidai d'appeler Eliane, à Sète, pour la prévenir de notre retour. 

- Vendredi?
- Oui, nous devrions arriver dans la matinée...
- Alors vous allez avoir de la tramontane.
- Comment ça, de la tramontane?
- Oui, ils prévoient du vent du nord, avec des orages, demain après-midi.
- ...
- Mais bon, ça devrait passer: elle ne soufflera pas à plus de 50 km/h.

Force 6... au près... demain après-midi... juste au moment où nous avions prévu de passer au large du Cap de Creus. Qu'est-ce que je pouvais répondre? En proie à une angoisse indicible, j'ai raccroché  sans demander mon reste, et après quelques tergiversations, j'ai décidé d'informer Susanna et les enfants.

- Et qu'est-ce qu'on va faire?
- Je prendrai une météo demain matin et on avisera...
- Mais s'il y a de la tramontane?
- Si le vent souffle du nord, on ne va pas essayer de forcer le passage: on piquera sur Cadaquès, pour se mettre à l'abri, et on attendra que ça passe. 
- Et si ça dure trois jours?
- On attendra.
- Et si ça dure une semaine?
- Alors, on essaiera de passer de nuit, comme l'a suggéré Raymond.
- De nuit?
- De nuit...

L'ambiance, de vaguement euphorique, est soudain devenue morose. A la tombée du jour, je suis allé dire bonsoir à Gabi, qui s'était installé dans la cabine avant.

- Papa....
- Quoi?
- Je peux te parler?
- Qu'est-ce qu'il y a?
- Papa, j'ai fait pile ou face.
- Quoi, pile ou face?
- J'ai demandé si j'allais mourir jeune ou vieux et j'ai fait pile ou face...
- Et alors?
- Je vais mourir jeune...
- Mais...
- Et après, j'ai demandé si j'allais mourir bientôt ou dans longtemps et....
- Quoi?
- Bientôt.
- Gabi, enfin...
- Papa, papa...
- Quoi Gabi?
- Est-ce qu'on est obligé de passer par le Cap Peur?
- Le Cap de Creus, tu veux dire?
- Oui, on est obligé?
- Oui, mais ne t'inquiète pas. On attendra que ça se calme.
- Tu me promets?
- Promis.
- Papa, papa...
- Quoi?
- J'arrête pile ou face?
- Oui, c'est mieux que tu arrêtes...

Thomas s'est endormi à côté de moi, dans le cockpit, harnaché à la ligne de survie: il voulait être là pour accueillir la tramontane et participer à la manœuvre. "Tu me réveilles, hein papa, dès qu'elle arrive!". 

Je ne savais plus quoi dire, ni quoi penser (dans cet ordre). Un mois que je réfléchissais au moyen de nous épargner une mauvaise expérience en mer et voilà que nous nous apprêtions à affronter Hannibal et la horde carthaginoise, dévalant les pentes des Pyrénées pour nous mettre la pâtée! Et nous étions seuls, désespérément seuls: pas une voile à l'horizon. Il semblerait que la majorité des plaisanciers préfèrent le cabotage à la voie directe pour rentrer en France. 

Peut-être ont-ils perdu confiance en la validité des bulletins météorologiques? Ce n'est pas mon cas. Je pêcherais même par l'excès inverse. En mer, je dévore les bulletins météos, quand je ne suis pas en train de chercher des fac-similés sur la BLU. Jour et nuit, je m'installe à la table des cartes, j'enfile mes écouteurs et je pars à la recherche d'informations. Trawling the MegaHertz, comme chante Paddy McAloon. Après les avoir soigneusement retranscrits dans le livre de bord, je relis les bulletins météorologiques et je les compare aux cartes isobariques, tout en essayant de me représenter le déplacement des masses d'air et le comblement des dépressions, déroulant l’écheveau des vents dans mon esprit... Je ne me prêterais pas à toutes ces constructions mentales si je n'avais pas fondamentalement confiance en notre capacité à faire des prévisions. 


Pendant les 24 heures qui ont suivi, j'ai écumé la Short Wave, la Medium Wave et la BLU. Radio Monaco, le CROSS de la Garde, la BBC, France Info, les stations côtières espagnoles... J'ai même interrogé les quelques navires croisés en chemin sur la VHF. Rien... Pas l'ombre d'une tramontane. Sans dévier de notre route, nous sommes arrivés à Sète vendredi matin, sans avoir été inquiétés. Le vent a commencé à souffler du nord-est une heure avant notre arrivée, avec quelques heures d'avance sur les prévisions.

Je m'étais promis d'en toucher deux mots à Eliane et de lui raconter comment son mauvais pronostic avait jeté une ombre sur la traversée, mais je me suis abstenu. Après tout, je n'avais qu'à m'en prendre à moi-même: une fois la décision prise, pourquoi prêter l'oreille aux oiseaux de mauvaise augure? 

J'étais en train de méditer tout ça lorsque mes pensées se sont reportées sur Raymond et Olivier. Combien de fois les ai-je vus attendre une fenêtre météo avant d'entreprendre qui une traversée, qui une course en haute-montagne? Pendant des journées entières, ils attendent que les conditions deviennent favorables en discutant du pourquoi et du comment, en vérifiant le matériel et en buvant des canons. Et puis un beau matin, on se réveille et le ciel est dégagé, les conditions sont enfin bonnes. On pense aussitôt à les prévenir... le temps de se rendre compte qu'ils sont déjà partis depuis belle lurette, sans dire un mot, pas même un au revoir. 

Une fois la décision prise, il faut savoir foncer tête baissée dans le silence.

samedi 21 juillet 2012

La vie est une fable



Après quelques journées heureuses marquées par une pêche abondante, la découverte d’un bon mouillage et une soirée bien arrosée qui s’est terminée par une samba en famille particulièrement réjouissante, je me sens rempli d’un sentiment incontrôlable de gratitude. Cherchant un exutoire, je décide d'exprimer ma reconnaissance par quelque exploit physique. Or on dispute aujourd’hui au village une course à la nage -  c’est la traversée annuelle de la baie de Fornells - et je décide aussitôt de m’inscrire.

 A dix heures et demie, le petit port de pêche est noir de monde. Dans l’eau, on s'échauffe en faisant des longueurs – sur la terre ferme, une centaine de nageurs âgés entre 20 et 50 ans sourient à pleines dents en échangeant des plaisanteries dans un catalan bien chuintant auquel je ne comprends goutte. Il y a là le Club des Dauphins Minorquais (Els Dofis Menorces) au grand complet - ils portent des tenues intégrales à manches courtes, taillées dans un matériau synthétique glissant et noir, sponsorisées par le Service de Cardiologie de l'hôpital de Maon - et des sportifs de toutes les tailles et de de toutes les formes. Il me vient soudain un sentiment familier de qu’est-ce-que-je-fous-là. Après avoir payé mon droit d’entrée, j’enfile mon bonnet de bain turquoise et nous embarquons sur les bateaux de pêche qui nous emmènent au départ de la course, situé à un kilomètre de là. Il souffle une tramontane de tous les diables et le trajet du retour devra se faire à contre-courant. On nous largue au milieu des rochers, au pied du phare de l'illa de ses Sargantanes. Après une courte attente,  le signal du départ est donné par un coup de révolver.

Soudain, la mer se déchaine comme dans une madrague, un jour de grande pêche. L’horizon est obscurci par l’armée de bras qui frappent la surface de l’eau comme une pluie de sabres; l'écume monte jusqu'au ciel. Moi qui m’attendais à une ambiance de demi-fond, silencieuse, concentrée, je me retrouve dans un match de boxe de dimension épique, une rixe amphibie entre athlètes dont le champ de vision a été artificiellement réduit par quelque organisateur sadique. Mon regard croise celui d'une jeune nageuse complètement affolée dont les yeux exorbités, grossis par les verres convexes de ses lunettes de plongée, lui donnent l'air d'une dorade surprise par une bande de barracudas enragés. Las de prendre des coups dans les côtes et peu enclin à en donner, je passe à la brasse, une nage qui convient beaucoup mieux à mon physique de batracien ainsi qu'à mon caractère non-violent et qui me permettra de maintenir un périmètre de sécurité pendant tout le reste de la course. Quinze minutes plus tard, alors que l'on fête déjà les vainqueurs sur l'autre rive, je me trouve au deux tiers du parcours avec une bande de vieillards, quelques dames et une poignée d'enfants.

Je ne suis plus qu'à une cinquantaine de mètres de l'arrivée - une grosse baudruche bleu marine estampillée Govern de les Illes Balears, qui pulse en rythme sur une fond de techno -  quand je prends soudain conscience que quelqu'un est en train d'essayer de me doubler. Je passe momentanément au crawl, le temps de creuser une distance respectable entre mon assaillant et moi, mais quelques mètres plus loin, épuisé, je reviens à la brasse. Interprétant sans doute ce changement de tactique comme un signe de faiblesse, mon adversaire redouble ses efforts. Le temps de me rendre compte qu'il est à nouveau à mes trousses, il est déjà trop tard et la malheureuse se prend un énorme coup de pied de batracien shetlandais dans la figure... Je la revois porter ses mains à son visage, je revois son air horrifié, au bord des larmes, je me remémore la sensation atroce de sa paire de lunettes, lorsque je l'ai fracassée sous mon talon... Je n'ai même pas le temps de dire "Lo siento!" que je bois la tasse. Finalement, après m'être débarrassé si abjectement de ma dernière adversaire, je gravis à quatre pattes la passerelle en partie submergée qui mène à la baudruche géante, pour être accueilli par un tonnerre d'applaudissements - de ceux, pleins de rires et d'encouragements, que l'on réserve généralement aux vaincus. Exténué, porté par les cris de la foule et par les pulsations de la sono, je me redresse, je titube... pour me retrouver quelques mètres plus loin devant l'adjointe du maire, un petit bout de femme qui me fait signe de baisser la tête. Me soumettant au rituel, je m'incline comme pour demander pardon pour ma performance indigne lorsque sans me prévenir, elle me passe une grosse médaille à l'encolure pendant que son assistant me tend une banane en me faisant un grand sourire.

Une médaille et une banane! No tiene sentido! La vie est une fable.

vendredi 13 juillet 2012

Baisers volants (Fornells - Menorca)



Pendant que nous passons la pomada (ginebro y lemonada y menta picata) dans les moindres replis de nos cervelles ramollies par le soleil, Thomas et Gabriel vont faire connaissance avec les enfants qui se sont rassemblés autour des balançoires, au pied du muelle. Le chef de la bande, qui a 14 ans, porte un maillot du FC Barcelona siglé MESSI. Thomas fait les présentations, dans un mélange d'anglais et d'espagnol - ils sont vite acceptés dans le groupe. Le temps passe. Soudain, une des filles de la bande vient se camper devant le surnommé MESSI, plantant son regard dans le sien.

- Comme ça? Sans raison?
- Mais oui... c'est un jeu. Au collège, on faisait ça aussi: le premier qui baisse les yeux a perdu.
- Et alors?
- Et alors, ça a duré comme ça trois minutes et ni le garçon, ni la fille ne baissaient les yeux...
- Ils sont super forts les Espagnols, à ce jeu, ajoute Gabi.
- Et alors la fille, tout d'un coup, elle a craché dans le visage du garçon!
- Comme ça: ptui!
- Ptui! C'est resté collé sous de l'oeil!
- C'était dégoutant!
- Et le garçon, qu'est-ce qu'il a fait?
- Il n'a rien fait, il n'a pas bougé!
- Trop fort! Il est trop fort MESSI! Moi, si un jour on me crache dessus, je ferai comme lui...
- Et après une minute, il a pris son t-shirt et il s'est essuyé...
- Sans baisser les yeux!
- Il est trop fort...
- Et quand il a fini de s'essuyer, il s'est raclé la gorge: Rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr....
- Rrrrrr! Rrrrrr! Rrrrr! Plusieurs fois, comme ça!
- Et la fille?
- La fille, elle continuait de le regarder, sans bouger.
- Et après?
- Eh bien, il lui a craché dessus! Un gros crachat, dans les cheveux!
- Beurk...
- C'était dégoutant...
- Ouais, vraiment dégoutant... ça coulait dans ses cheveux!
- Et puis?
- Et puis la fille, elle est partie - elle est rentrée chez elle, en marchant.
- Elle était fâchée?
- Pas du tout! Elle marchait comme s'il s'était rien passé.
- Comme s'il s'était rien passé... avec son gros crachat dans les cheveux...

Il est certains comportements qu'on ne peut pas expliquer aux enfants sans passer pour un pervers. Bah... Ils ont toute leur vie pour se remémorer cette scène et l'interpréter à leur manière.

mercredi 11 juillet 2012

7 noeuds

Mon cher et vieil ami Vytas m'envoie cette table de conversion, aussi éloquente qu'elle est inutile. On y apprend, entre autres curiosités, qu'en marchant sur l'eau d'un pas vif, jour et nuit, il faudrait 8 jours et demi pour relier Sète à Fornells, sur l'île de Minorque, et qu'il aurait fallu naviguer cent fois plus vite pour briser le mur du son.

Métrique
3,6×10-3
3,6
12,96
3601,11
3601110,17
Anglais/Américain
2,24×10-3
8,06
11,81
Nautique
7

Autre
1,2×10-8
0,01
2,12

Les relèvements de Gabi

 
Nous avons quitté Sète dans l'après-midi et nous faisons route pour les Baléares. Passé le Cabo Creus, la houle faiblit et le bateau file plein sud à 7 noeuds. C'est la première fois que les enfants font une traversée de nuit et je leur explique l'usage du compas de relèvement. Gabi, qui s'est assis à côté de la descente, pointe l'appareil sur Thomas et Susanna qui se relaient à la barre.

- Thomas, zéro! Et maman, 355! Et oui, c'est comme ça, c'est normal, Thomas, c'est zéro et maman, 355!

C'est tellement Gabi... Nous en pleurons de rire. Pendant ce temps-là, Thomas mesure la cruelle efficacité de la connerie, quand elle est imparable.

Devinette: si le vent souffle du Nord-Ouest, Thomas est à 0 et Susanna à 355, qui barre? 

lundi 18 juin 2012

Gabi doute

Thomas et Gabriel jouant avec un feu de détresse

Gabriel: Maman, j'ai pas envie de faire de la voile cet été.
Susanna: Pourquoi pas?
G.: J'ai pas confiance...
S.: En quoi?
G.: En papa...
S.: Pourquoi tu as pas confiance?
G.: Je crois pas qu'il sait bien conduire un bateau. On va couler.
S.: Mais non... Souviens-toi, la dernière fois, on a navigué un mois et demi avec papa et on n'a pas eu de problème.
G.: C'était la chance.
S.: Mais...
G.: Et quand on a de la chance la première fois, la deuxième fois, on coule!

Tenons-le nous pour dit.

lundi 6 février 2012

IN ABSENTIA

8 ans déjà
Lorsqu'il ne sonde pas les abîmes de l'âme méditerranéenne, le Shetlandais plante ses bâtons sur les cimes des Ecrins.

http://shetlandais.blogspot.com/