vendredi 30 juillet 2010

Með lögum skal land byggja

En vieux norrois, cela signifie: "le pays sera bâti avec des lois". C'est la devise des îles Shetland.

Jusqu'à présent, je n'ai jamais eu à me plaindre de la douce anarchie qui règne dans les ports de la péninsule italienne. A toutes les escales, nous avons été accueillis avec bienveillance et bonne humeur. Jusqu'à ce matin, dans le port d'Amalfi, où un misérable nous a chassé du quai public sous prétexte "que nous n'étions pas chez nous". J'ai senti le sang de mes ancêtres scandinaves bouillir dans mes veines, tout en visualisant le supplice réservé autrefois par mes aïeux aux mauvais hères de son espèce: quinze coups de fouet, sur la place publique, après que le héraut ait entonné trois fois la litanie du droit norrois.

Með lögum skal land byggja,
Með lögum skal land byggja,
Með lögum skal land byggja!

samedi 24 juillet 2010

Maestrale en mer Ionienne


............. Terzo giorno: la coda del maestrale ............

Nous mouillions à Otrante, en Adriatique, depuis une semaine. Notre visite terminée, nous avions hâte de prendre le chemin du retour, or le maestrale soufflait depuis la veille et les pêcheurs prévoyaient du mauvais temps jusqu'au lendemain, avec des conditions plus difficiles au sud, en mer Ionienne.

Une forte houle s'engouffrait dans la rade par le nord-ouest. Ayant remis au surlendemain leur traversée vers la Grèce, les bateaux de plaisance s'entassaient dans le port. Les cockpits étaient noirs de monde; chacun vérifiait fébrilement ses amarres. La nuit s'annonçait mouvementée et nous ne songions qu'à une seule chose: prendre le large. Depuis le temps que nous priions pour un vent favorable, voilà qu'on nous offrait un grand toboggan jusqu'en Calabre: 25 noeuds, dans la bonne direction, avec une houle somme toute raisonnable. Pour finir, nous avons décidé de tenter notre chance.

Nous avons appareillé à 19h. Hissant l'ancre à la force des bras, avec Ava qui se cabrait sur les vagues, j'avais l'impression d'être un cowboy de rodéo monté sur un bronco furieux. Le ciel était couvert - on aurait dit que la nuit commençait à tomber. A en juger par les regards ahuris de nos voisins, ils nous ont pris pour des fous. Sortir en plein mistral, et de nuit encore!

La sortie du port fut sportive, mais une fois au portant, le doute n'était plus permis: nous avions fait le bon choix.

Passé le cap de Santa Maria de Leuca, le vent a forci et la houle est devenue plus importante, comme on nous l'avait prédit. 2 mètres? 3 mètres? Difficile à dire. Cette nuit là, j'ai dormi seul dans le cockpit, pour la première fois depuis notre départ, avec le harnais de sécurité et le ciré. Toutes les demi-heures, une déferlante balayait le pont et je buvais la tasse. L'eau était tellement chaude que je parvenais à me rendormir, tout trempé que j'étais.

Pendant les 24 heures qui ont suivi, nous avons fait 7 noeuds de moyenne, avec pour seule voilure un foc n°2. Dans ces conditions, le FC-10 se promène sur les vagues comme un skateboard dans un skate park: il court, il danse. Les vagues n'offrent pas de résistance - le bateau n'a aucune inertie - il est aussi léger a la barre qu'une trottinette. A le refaire, je mettrais sans doute un bout de grand-voile, mais l'essentiel, ce jour là, était de sentir qu'à tout moment, nous contrôlions parfaitement le bateau. Il fallait que ce soit facile.

Le lendemain soir, à l'approche de Rocella, nous exultions. 160 miles en 24 heures! Une ligne droite, presque parfaite. Non seulement nous avions gagné trois jours sur notre planning, mais nous avions fait reculer les limites du possible.

Morale de cette traversée: tirons nos propres conclusions de l'expérience. Si naviguer de nuit, loin des côtes, au portant dans le mistral, me semble une bonne idée, qu'est-ce que le regard ahuri du voisin peut m'apprendre que je ne sache déjà?

mardi 20 juillet 2010

L'extrême limite


J'ai toujours pensé que mon amour de la Méditerranée ne connaissait pas de bornes, que je ne m'en lasserais jamais. "Le paradis n'est pas un état d'esprit, encore moins une idée - c'est un lieu, et je l'ai trouvé". C'était comme un article de foi; ç'aurait pu devenir mon épitaphe. Ce voyage, en me permettant de pousser un peu plus avant mon exploration du paradis terrestre, m'aura permis d'en découvrir les limites (je tremble à l'idée de tirer les dernières conséquences de cette récente découverte).

La révélation m'est venue au cours de notre première traversée de la mer Ionienne. A la différence de sa cousine tyrrhénienne, qui est d'un bleu profond et délicieusement fraiche, la mer Ionienne en été est tiède comme l'eau d'une baignoire et a l'aspect d'une huître laiteuse, striée de veines turquoise. Chaque jour, quand le soleil est au zénith, la mer se met à réverbérer la lumière comme une tôle de fer blanc. Où que l'on se trouve, à moins de cinq kilomètres des côtes, et a fortiori en pleine mer, entre deux et six, il est impossible d'échapper à son halo blafard, une luminosité insidieuse qui dévore les ombres jusque sous les paupières. C'est comme si la ligne d'horizon était passée au fer à souder. Habitués à cet embrasement quotidien, les riverains de la mer Ionienne célèbrent les noces du ciel et la mer en restant chez eux, bien au frais. A cette heure là, on ne trouvera pas un pêcheur, pas un promeneur pour braver la lumière; à peine si l'on laisse trainer les chaises sur les terrasse.

Que faisions-nous en pleine mer, à une heure pareille? demanderez-vous. Nous étions au paradis... Pauvre de nous! Incapable de rester dans le cockpit, dont les tentures blanches se mettaient à pulser devant mes yeux dès 13h, se nimbant d'une lueur aveuglante, vénéneuse, je me réfugiais dans le carré. Complètement irradié, à moitié comateux, j'essayais de passer les heures les plus terribles de la journée dans une passivité totale - une forme d'abrutissement volontaire qui ne fonctionnait qu'à moitié. Et chaque jour, à quatre heures pile - nous avons comparé nos observations avec Susanna - je perdais la tête. Cela commençait par un long gémissement:

- Je n'en peux plus, je n'en peux plus, je n'en peux plus...

Suivi de propos incohérents:

- On change de cap! On sort la grand-voile! Tout, n'importe quoi, plutôt que de continuer à cette allure!

Je m'en prenais au vent, au bateau, à notre route, à moi-même! quand c'était le soleil de la Méditerranée qui me mettait à la peine. J'imaginais avec soulagement mes ancêtres vikings, devenus bezerk, réduire leur nef en charpie, à coups de hache, pour échapper au supplice. Finalement, Susanna parvenait à me convaincre de ne rien entreprendre et de m'installer dans la jupe arrière du bateau, pour m'y asperger de bassines d'eau de mer. Or à 30°, il faut beaucoup d'eau salée pour abaisser la température d'un cerveau qui délire... La fatigue me gagnait d'habitude avant que je n'y sois parvenu.

J'émergeais de ma stupeur autour de sept heures. A moitié hébété, j'essayais de comprendre ce qui m'était arrivé. Ma surprise était sincère; je ne parvenais pas à croire que la Méditerranée puisse me faire tant de mal...

............ La mer Ionienne, vue des hauteurs de Stilo, en Calabre.........

Cette grosse tache blanche, dans la moitié supérieure de la photo, c'est la trace laissée par la mer Ionienne sur la cellule de l'appareil. J'ai passé en revue toutes les images de la traversée: elles sont toutes "brûlées". Entre le détroit de Messine et l'Adriatique, pas une photo qui ait résisté à l'"ionisation". Quant aux ombres que l'on aperçoit au premier plan à gauche, au pied du bâtiment, il s'agit d'une illusion: elles sont l'oeuvre de la fonction "contraste" de mon appareil photo.

En été, le soleil de Calabre boit jusque l'ombre des puits.

mardi 13 juillet 2010

Le détroit de Messine

.............. porte-container chinois, entre Charybde et Scilla ...............

Les tourbillons (nappes d'huile dont la surface lisse comme un miroir est troublée, en certains endroits, par d'étranges bouillonnements) les contre-courants (appelés "bastardi", en écho aux jurons des rameurs), le clapot étrange, comme si un banc de poissons affolés s'agitait à la surface de l'eau, le mascaret qui à chaque changement de marée parcourt tout le détroit et vient frapper contre la coque comme sur la peau d'un tambour - la traversée du détroit de Messine reste une expérience inquiétante. Le plus étonnant est que personne ne semble connaître les horaires des marées, ni la capitainerie de Reggio, ni les marins de Scilla: il faut baser son calcul sur les tables de Gibraltar! Comme si tout ça n'était qu'une vieille légende...

dimanche 11 juillet 2010

Sea, sex and sun


Exception faite de quelques variétés de chanvre, les mers chaudes sont le plus puissant aphrodisiaque qui soit. Depuis notre départ, il y a un mois, notre libido est passée en sur-régime. Est-ce l'influence de Vénus, dont la présence fugace à l'horizon, chaque soir au crépuscule, nous rappelle qu'Aphrodite régnait autrefois sur les mers d'huile? J'y vois plutôt l'effet d'une métamorphose: nous sommes en train de devenir des poulpes. Depuis que nous avons pris la mer, nos corps se connectent de cent nouvelles manières; c'est comme si l'épiderme, ayant retrouvé son élasticité originelle à force de longs bains d'eau tiède, s'était découvert des myriades de ventouses invisibles.

Je me souviens d'avoir vu un documentaire sur les jeux amoureux des céphalopodes. J'avais été particulièrement frappé par la teinte rubescente du mâle dans les instants qui précèdent le coït: c'est tout à fait ça.

samedi 3 juillet 2010

La première fois

.................... le moment de l'Indescriptible Angoisse ........................

Nous avons réalisé notre première traversée nocturne par une nuit sans lune. Nous avions quitté Port-Cros en fin d'après-midi, en faisant cap sur la Corse. L'appréhension a commencé son travail bien avant le coucher du soleil; j'avais le ventre noué, la langue pâteuse et le plus grand mal à m'exprimer. Susanna quant à elle bavardait comme si de rien n'était. J'ai suivi la course du soleil jusqu'au crépuscule, dans un compte à rebours silencieux, angoissé. Quand les dernières lueurs du jour se sont dissipées à l'horizon, j'ai eu une attaque de panique. J'avais l'impression de me trouver au bord d'un gouffre immense...

Tout en essayant de contenir mon émotion, je dis à Susanna, en articulant du mieux que je peux:

- C'est tout de même impressionnant...
- Sta zitto! me coupe-t-elle. J'essaie de ne pas y penser...

Je découvre soudain que nous sommes dans le même état d'esprit: deux créatures diurnes effrayées par la perte progressive de tous leurs repères, bravant l'obscurité totale, immense, qui est sur le point de les engloutir.

Puis, tout doucement, tout a basculé.

D'abord, Vénus scintillante apparaît à l'horizon, là où le soleil vient de disparaître. C'est ensuite au tour des principales constellations, qui en quelques traits dessinent la carte du ciel. Dix minutes plus tard, la nuit grouille d'étoiles. Je me mets à chercher l'arc d'Orion, la constellation qui d'instinct attire toujours mon regard. Mais Orion passe ses étés ailleurs. Finalement, je me raccroche à Castor et Pollux. Mon angoisse se dissipe lentement. Nous ne sommes plus "nulle part" - nous sommes "quelque part" - peu importe où exactement - et ce "quelque part" est connecté (par un lien ténu, subtil, mais essentiel) à la présence à bâbord, au dessus des barres de flèche, de Castor et Pollux. Je dois au faible éclat de ces deux petites étoiles pourtant situées à des milliers d'années lumière, d'avoir rallumé en moi la flamme vacillante de la certitude; elles m'ont sorti du néant où, quelques instants plus tôt, je me voyais sombrer.

Petit à petit, une magie très puissante commence à opérer, une magie "vitale", foisonnante, hallucinante: les créatures phosphorescentes qui s'agitent dans le sillon du bateau, que je pense être du plancton et qui ressemblent à des méduses tourbillonnantes, les navires croisés au milieu de la nuit qui, avec leurs mille feux, surgissent de nulle part comme des vaisseaux spatiaux, les étoiles qui semblent s'être rapprochées de nous comme des araignées lumineuses suspendues à leur filament de soie. Ciel et mer ont disparu - nous avons l'impression de flotter dans l'éther. Une bande dessinée me revient à l'esprit: Valérian. Je me souviens de Valérian en costume d'astronaute, dérivant dans l'espace en rêvant de Lauréline... Valérian et le vieux chaman Don Juan Matus: voilà à qui j'ai pensé aux cours de cette première nuit en mer.

Après une semaine, nous avons commencé à naviguer toutes les nuits: pour éviter la canicule de la mi-journée, pour gagner du temps, et surtout, parce que nous y avons pris goût.


On effectue d'habitude sa première navigation de nuit en compagnie d'un marin expérimenté; une manière de ne pas se lancer seul dans l'inconnu. A quelques mesures de sécurité près, il n'y a pourtant pas de technique particulière à connaître. Mais naviguer de nuit n'en requiert pas moins une initiation - c'est une initiation. Cette perte progressive des repères, cet obscurcissement des sens, dont on ne sait pas, la première fois, où et quand il va s'arrêter et si l'on sera encore capable de contrôler le bateau lorsqu'il aura entièrement disparu, c'est comme l'approche de la mort, une angoisse indescriptible.

Pour un baptême en solitaire, je conseillerais plutôt une nuit de pleine lune.

Rarement l'inconnu m'était apparu aussi effrayant, ni le monde qui m'attendait de l'autre côté du miroir, aussi merveilleux.

vendredi 2 juillet 2010

Avant et après

............................................ avant ...............................................
............ je souris pour la photographe, les enfants boudent ...............

Au début du voyage, nous n'affalions jamais la grand-voile, nous ne mettions le taud qu'au mouillage et nous nous protégions du soleil avec un parapluie de golf, de la crème anti-UV et des couvre-chefs. Les après-midi de pétole étaient de véritables calvaires, des traversées du désert. Seul le petit caillou qui me tient lieu de volonté a résisté à la canicule: j'ai vu l'enthousiasme de Thomas, Gabriel et Susanna fondre comme neige au soleil, dès le premier jour.

............................................ après ...............................................
..... je barre distraitement en attendant l'heure du thé à la menthe .....

Au bout d'une semaine, nous ne hissions plus la grand voile en-dessous de cinq noeuds de vent et nous naviguions avec le taud et le génois, tous les draps du bord ayant été convertis en toile de tente. Ava ressemblait moins à un FC-10 et plus à une felouk égyptienne, mais nous avons recommencé à vivre. Tout cela, bien entendu, grâce à Susanna. Je suis incapable de mettre en place les conditions matérielles du bonheur, incapable de réfléchir au confort, celui des autres comme le mien. Sans son intervention, nous aurions sans doute péri déshydratés, transformés elle en câpre et moi en filet de morue salée.

Ces améliorations sont arrivées un peu tard, malheureusement. Entre temps, nous avons perdu les enfants qui, dégoûtés, sont allés passer leurs vacances chez leur grand-mère, aux Jardins du Luxembourg.