mardi 20 juillet 2010

L'extrême limite


J'ai toujours pensé que mon amour de la Méditerranée ne connaissait pas de bornes, que je ne m'en lasserais jamais. "Le paradis n'est pas un état d'esprit, encore moins une idée - c'est un lieu, et je l'ai trouvé". C'était comme un article de foi; ç'aurait pu devenir mon épitaphe. Ce voyage, en me permettant de pousser un peu plus avant mon exploration du paradis terrestre, m'aura permis d'en découvrir les limites (je tremble à l'idée de tirer les dernières conséquences de cette récente découverte).

La révélation m'est venue au cours de notre première traversée de la mer Ionienne. A la différence de sa cousine tyrrhénienne, qui est d'un bleu profond et délicieusement fraiche, la mer Ionienne en été est tiède comme l'eau d'une baignoire et a l'aspect d'une huître laiteuse, striée de veines turquoise. Chaque jour, quand le soleil est au zénith, la mer se met à réverbérer la lumière comme une tôle de fer blanc. Où que l'on se trouve, à moins de cinq kilomètres des côtes, et a fortiori en pleine mer, entre deux et six, il est impossible d'échapper à son halo blafard, une luminosité insidieuse qui dévore les ombres jusque sous les paupières. C'est comme si la ligne d'horizon était passée au fer à souder. Habitués à cet embrasement quotidien, les riverains de la mer Ionienne célèbrent les noces du ciel et la mer en restant chez eux, bien au frais. A cette heure là, on ne trouvera pas un pêcheur, pas un promeneur pour braver la lumière; à peine si l'on laisse trainer les chaises sur les terrasse.

Que faisions-nous en pleine mer, à une heure pareille? demanderez-vous. Nous étions au paradis... Pauvre de nous! Incapable de rester dans le cockpit, dont les tentures blanches se mettaient à pulser devant mes yeux dès 13h, se nimbant d'une lueur aveuglante, vénéneuse, je me réfugiais dans le carré. Complètement irradié, à moitié comateux, j'essayais de passer les heures les plus terribles de la journée dans une passivité totale - une forme d'abrutissement volontaire qui ne fonctionnait qu'à moitié. Et chaque jour, à quatre heures pile - nous avons comparé nos observations avec Susanna - je perdais la tête. Cela commençait par un long gémissement:

- Je n'en peux plus, je n'en peux plus, je n'en peux plus...

Suivi de propos incohérents:

- On change de cap! On sort la grand-voile! Tout, n'importe quoi, plutôt que de continuer à cette allure!

Je m'en prenais au vent, au bateau, à notre route, à moi-même! quand c'était le soleil de la Méditerranée qui me mettait à la peine. J'imaginais avec soulagement mes ancêtres vikings, devenus bezerk, réduire leur nef en charpie, à coups de hache, pour échapper au supplice. Finalement, Susanna parvenait à me convaincre de ne rien entreprendre et de m'installer dans la jupe arrière du bateau, pour m'y asperger de bassines d'eau de mer. Or à 30°, il faut beaucoup d'eau salée pour abaisser la température d'un cerveau qui délire... La fatigue me gagnait d'habitude avant que je n'y sois parvenu.

J'émergeais de ma stupeur autour de sept heures. A moitié hébété, j'essayais de comprendre ce qui m'était arrivé. Ma surprise était sincère; je ne parvenais pas à croire que la Méditerranée puisse me faire tant de mal...

............ La mer Ionienne, vue des hauteurs de Stilo, en Calabre.........

Cette grosse tache blanche, dans la moitié supérieure de la photo, c'est la trace laissée par la mer Ionienne sur la cellule de l'appareil. J'ai passé en revue toutes les images de la traversée: elles sont toutes "brûlées". Entre le détroit de Messine et l'Adriatique, pas une photo qui ait résisté à l'"ionisation". Quant aux ombres que l'on aperçoit au premier plan à gauche, au pied du bâtiment, il s'agit d'une illusion: elles sont l'oeuvre de la fonction "contraste" de mon appareil photo.

En été, le soleil de Calabre boit jusque l'ombre des puits.