samedi 21 juillet 2012

La vie est une fable



Après quelques journées heureuses marquées par une pêche abondante, la découverte d’un bon mouillage et une soirée bien arrosée qui s’est terminée par une samba en famille particulièrement réjouissante, je me sens rempli d’un sentiment incontrôlable de gratitude. Cherchant un exutoire, je décide d'exprimer ma reconnaissance par quelque exploit physique. Or on dispute aujourd’hui au village une course à la nage -  c’est la traversée annuelle de la baie de Fornells - et je décide aussitôt de m’inscrire.

 A dix heures et demie, le petit port de pêche est noir de monde. Dans l’eau, on s'échauffe en faisant des longueurs – sur la terre ferme, une centaine de nageurs âgés entre 20 et 50 ans sourient à pleines dents en échangeant des plaisanteries dans un catalan bien chuintant auquel je ne comprends goutte. Il y a là le Club des Dauphins Minorquais (Els Dofis Menorces) au grand complet - ils portent des tenues intégrales à manches courtes, taillées dans un matériau synthétique glissant et noir, sponsorisées par le Service de Cardiologie de l'hôpital de Maon - et des sportifs de toutes les tailles et de de toutes les formes. Il me vient soudain un sentiment familier de qu’est-ce-que-je-fous-là. Après avoir payé mon droit d’entrée, j’enfile mon bonnet de bain turquoise et nous embarquons sur les bateaux de pêche qui nous emmènent au départ de la course, situé à un kilomètre de là. Il souffle une tramontane de tous les diables et le trajet du retour devra se faire à contre-courant. On nous largue au milieu des rochers, au pied du phare de l'illa de ses Sargantanes. Après une courte attente,  le signal du départ est donné par un coup de révolver.

Soudain, la mer se déchaine comme dans une madrague, un jour de grande pêche. L’horizon est obscurci par l’armée de bras qui frappent la surface de l’eau comme une pluie de sabres; l'écume monte jusqu'au ciel. Moi qui m’attendais à une ambiance de demi-fond, silencieuse, concentrée, je me retrouve dans un match de boxe de dimension épique, une rixe amphibie entre athlètes dont le champ de vision a été artificiellement réduit par quelque organisateur sadique. Mon regard croise celui d'une jeune nageuse complètement affolée dont les yeux exorbités, grossis par les verres convexes de ses lunettes de plongée, lui donnent l'air d'une dorade surprise par une bande de barracudas enragés. Las de prendre des coups dans les côtes et peu enclin à en donner, je passe à la brasse, une nage qui convient beaucoup mieux à mon physique de batracien ainsi qu'à mon caractère non-violent et qui me permettra de maintenir un périmètre de sécurité pendant tout le reste de la course. Quinze minutes plus tard, alors que l'on fête déjà les vainqueurs sur l'autre rive, je me trouve au deux tiers du parcours avec une bande de vieillards, quelques dames et une poignée d'enfants.

Je ne suis plus qu'à une cinquantaine de mètres de l'arrivée - une grosse baudruche bleu marine estampillée Govern de les Illes Balears, qui pulse en rythme sur une fond de techno -  quand je prends soudain conscience que quelqu'un est en train d'essayer de me doubler. Je passe momentanément au crawl, le temps de creuser une distance respectable entre mon assaillant et moi, mais quelques mètres plus loin, épuisé, je reviens à la brasse. Interprétant sans doute ce changement de tactique comme un signe de faiblesse, mon adversaire redouble ses efforts. Le temps de me rendre compte qu'il est à nouveau à mes trousses, il est déjà trop tard et la malheureuse se prend un énorme coup de pied de batracien shetlandais dans la figure... Je la revois porter ses mains à son visage, je revois son air horrifié, au bord des larmes, je me remémore la sensation atroce de sa paire de lunettes, lorsque je l'ai fracassée sous mon talon... Je n'ai même pas le temps de dire "Lo siento!" que je bois la tasse. Finalement, après m'être débarrassé si abjectement de ma dernière adversaire, je gravis à quatre pattes la passerelle en partie submergée qui mène à la baudruche géante, pour être accueilli par un tonnerre d'applaudissements - de ceux, pleins de rires et d'encouragements, que l'on réserve généralement aux vaincus. Exténué, porté par les cris de la foule et par les pulsations de la sono, je me redresse, je titube... pour me retrouver quelques mètres plus loin devant l'adjointe du maire, un petit bout de femme qui me fait signe de baisser la tête. Me soumettant au rituel, je m'incline comme pour demander pardon pour ma performance indigne lorsque sans me prévenir, elle me passe une grosse médaille à l'encolure pendant que son assistant me tend une banane en me faisant un grand sourire.

Une médaille et une banane! No tiene sentido! La vie est une fable.