jeudi 12 août 2010

L'éthos du diesel marin


J’ai longtemps éprouvé pour les moteurs à explosion un mélange d’admiration et de crainte presque superstitieuses. Convaincu que la moindre intervention de ma part ne pouvait avoir que des conséquences catastrophiques, ajuster le niveau d’huile fut pendant de longues année la seule opération que je m'autorisais. Faire une vidange m'a toujours paru au-dessus de mes forces.

J’ai vécu le début de ce voyage dans un état d’alerte permanent – le moindre toussotement du pot d’échappement me remplissait d’angoisse. Puis il y a eu les premières avaries et il a fallu que je me débrouille tout seul. En un mois et demi, j'aurai du affronter:

- Une rupture de la courroie de la pompe de refroidissement (à Stes-Maries-de-la-Mer, en plein mistral)
- Une panne due à un encrassement du pré-filtre à gasoil (dans le vieux port de Marseille)
- Une panne d'alimentation du pilote automatique (à Hyères, avant notre première traversée de nuit)
- Une rupture du câble d’alimentation du starter (au large des îles éoliennes)
- Une fuite de carburant (en Sicile)
- Une rupture du câble de commande de l’inverseur (à Tropea)
- Une panne due à une purge incomplète du système de carburant (dans la baie de Naples)
- Une seconde fuite de carburant, provoquée par l'arrachement du filtre primaire (au large des îles toscanes, en plein libeccio)
- Une panne de starter, au large de Cannes.

Mon sentiment d’impuissance a lentement cédé la place à la curiosité. Des questions inédites ont commencé à se bousculer dans mon esprit:

- Avec quelle fréquence doit-on vérifier le système de refroidissement?
- La fumée est-elle un mauvais présage?
- Pourquoi la vidange est-elle si importante?
- Pourquoi les tuyaux fuient-ils ? Est-ce une fatalité ?
- Quelles pièces de rechange doit-on toujours avoir sous la main?

Ainsi que quelques interrogations de nature plus personnelle:

- D’où me vient mon sentiment de panique?

La réponse à cette dernière question pourrait se trouver dans le sujet de mes études: la philosophie est un bien mauvais maître de mécanique (la philosophie, en 1983, était-elle encore un bon maître de quoique ce soit?). A force de rechercher les premiers principes, j’avais fini par m'égarer dans le bloc moteur, qui avec ses deux cylindres et ses trois mille tours minute, continue de défier mon entendement: je ne parviens pas à me représenter comment il peut survivre à toutes ces explosions.

Mais il ne faut pas commencer par là. Surtout pas! Le problème n’est d'ailleurs (presque) jamais dans le bloc moteur. Il est (presque) toujours dans les circuits auxiliaires: le circuit de refroidissement, le circuit du combustible, le circuit électrique. Voilà ce que j’étais bien incapable de faire: commencer par le plus simple, par la périphérie, par ce qui se trouvait à portée de main, et laisser le bloc moteur aux experts et aux concessionnaires.

S'il ne se passe rien, c'est électrique, si ça tourne à vide, c'est le combustible, si ça chauffe, c'est hydraulique et si ça fuit, ça tombe sous le sens.

L’antidote de la panique, c’est l’observation, ou plus exactement, s'agissant d'un moteur diesel, l'auscultation. Une fois identifié le circuit où s'est produit la panne, on part à la recherche de la cause en tâtant les tubes et les connections, en chatouillant les vis et les écrous, en cherchant le boulon déserré, la courroie détendue, la gaine de caoutchouc déchirée, le câble arraché, en apprenant à reconnaître au toucher (et au goût, le cas échéant) la trace d'huile, de gasoil et d'eau salée, et en se mettant du cambouis plein les doigts. Ce faisant, on ne fait qu'effleurer le bloc moteur, qui peut conserver tout son mystère.

Quand on a compris qu'il était impossible de naviguer en Méditerranée, en été, sans se servir du moteur, il n'y a guère de choix: il faut devenir un peu mécanicien.

Le plus drôle: depuis que j'ai le nez dans le gasoil, je ne me pose plus de questions de bastaques, de tenue de l'ancre, de tension de bordure et de manœuvres au port. L'instinct a pris le dessus. Comme quoi il y a doublement à gagner à ne jamais négliger le maillon faible de nos connaissances.

Reconnaissance: à deux reprises, j'ai pu appeler Karl, à Balaruc, pour m'aider à comprendre l'origine des pannes électriques. Grâce à lui, nous nous en sommes sortis avec un bout de fil et un multimètre, et j'ai finalement compris ce qu'était la masse (mes pires craintes sont confirmées: avec la masse, on s'approche dangereusement de la métaphysique - si Derrida s'était intéressé à l'électricité, il aurait commencé par la masse, il ne serait jamais allé plus loin que la masse).